C’est en me promenant dans le village que je suis tombé dessus. Le nom m’a frappé : "La marmite des Anges"... Un petit restaurant à la faà§ade claire et franche, avec une jolie terrasse ombragée couvant quelques tables de bois ronronnantes... J’ai eu tout de suite l’eau à la bouche. D’autant que les menus affichés n’étaient pas en reste. Je me suis installé.
J’étais bien. J’avais envie de voir passer le temps, tout doucement, au compte-goutte, et puis j’étais asséché par cette fichue côte qui m’avait tiré jusque là . J’ai commandé une biére. Lorsque le patron me l’a apportée, blanche et fraà®che comme une cuisse d’irlandaise, j’ai eu envie de partager ce plaisir."Je vous en offre une ?"
Il a accepté. Et nous voila tous deux à cette table en merisier, papotant et attaquant sans état d’à¢me un savoureux saucisson du pays.
Mickaà« l, c’est son prénom, s’était installé ici depuis une année à peine. Ancien caviste, il avait finalement quitté son tablier à l’enseigne d’un négociant célébre pour se glisser derriére les fourneaux et régaler ses concitoyens de ses recettes gourmandes. Comme je l’interroge sur ses plats préférés, il me confie avoir une prédilection pour les préparations à base de whisky.
-Vous savez, quand on habite à proximité d’une distillerie... Ajoute t-il avec un sourire énigmatique...
-Et le nom de votre restaurant, il est lié aussi à ce voisinage ?
Il me regarde attentivement :
-Oui, dans un certain sens, oui...
Je le sens partagé entre l’envie de poursuivre des confidences avec un client sympathique et la retenue que lui inspire la prudence... Aprés tout, que suis-je pour lui, sinon un étranger, un type de passage qu’on ne reverra peut-être jamais dés qu’il aura fini sa biére ?
Un homme qui s’approche le héle soudain. Mon hôte s’excuse, se léve et va le saluer. Bon. Le saucisson m’a ouvert l’appétit, il est temps de lui fournir des munitions dignes de ce nom.
Je suis en train d’hésiter entre la tête de veau sauce ravigote (persil, cà¢pres, cornichons...) et le loup farci à la Jean Bart (avec des morceaux de rosbif et de Gouda...) quand Mickaà« l me rejoint.
-Vous devriez prendre le menu "La marmite des Anges"...
Il m’indique du menton une ardoise fichée au mur que je n’avais pas remarquée...
-Que des plats cuisinés aux meilleurs whiskies... Et servis avec des single malts... Alors ?
Il me tente. Il le sait et insiste.
-Et je vous offre l’apéritif.
J’ai respiré un grand coup, allongé mes jambes sous la table, déplié la serviette et fait un clin d’oeil à mon hôte.
-Ca marche. Vous avez du Laphroaig ?
La suite fut et restera à jamais un enchantement des papilles. Faites moi penser à publier dés que possible ce menu sur ce même site.
A la fin du repas, Mickaà« l vint me rejoindre. Je finissais un Caol Ila cask strenght (25 ans d’à¢ge) qui
m’arrachait presque des larmes...
-Alors, ce menu ?
-Une merveille ! Comment êtes-vous parvenu à de tels mariages entre les mets et les malts ? C’est miraculeux !
Il se rapprocha de moi et se mit soudain à parler à voix basse...
-Ecoutez... je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais raconté à personne : je n’ai rien inventé, j’ai juste respecté leurs goà »ts.
Je le regardai, soudain méfiant...
-C’est qui, "leurs" ?
-Mais les anges, bien sà »r... Je sais que vous allez croire à une blague mais tant pis. Il faut que j’en parle. Dés l’ouverture du restaurant, j’ai trés vite constaté des vols, dans mes réserves. Pas énormes, mais quand même... Au début j’ai pensé à des chapardages de clochards, mais il n’y en a pas dans le coin. Et ce qui me troublait le plus, c’était le contenu des larcins : toujours le même. Du saumon, du chocolat, des fromages mais pas n’importe lesquels, du pain d’épice... Je n’arrivais pas à faire le lien entre tous ces produits... Et puis j’ai trouvé.
- ???...???
-Le whisky ! Ce sont tous des ingrédiens qui se conjuguent divinement bien avec le whisky... D’o๠mon idée du menu spécial "La marmite des Anges" ! "Ils" l’ont testé, j’ai concrétisé !
J’étais estomaqué par son histoire...
-Vous pensez que les anges...
-... passent par chez moi en sortant de la distillerie. Oui. Avec ce qu’ils ont picolé, c’est même indispensable qu’ils viennent se restaurer, non ? Pour à§a, ils ne sont guére différents de nous, vous savez... Et ils ont intéret à éponger avant de reprendre la route, ou plutôt les airs...
Il a ri. Je le trouvais vraiment de plus en plus sympathique. Il a regardé autour de lui et m’a glissé à l’oreille, comme un secret...
-Et j’ai la preuve. J’ai trouvé une plume, un matin, dans ma cuisine. Un peu comme celle d’un pigeon, mais ce n’était pas celle d’un pigeon. Ni d’une oie, ni de quoi que ce soit de recencé. D’aucun volatile répertorié. J’ai un pote qui est oiseleur, il n’en est pas revenu. Origine inconnue. Alors j’ai fait le guet, j’ai mis des caméras, j’ai même installé des piéges... Rien.
Je n’y tenais plus... Je me lanà§ai :
-Vous avez essayé le ruban tue-mouches ?
Mickaà« l me regarda d’un drôle d’air...
-Non, mais...
-Et bien à§a marche.
J’en avais trop dit, je lui racontais tout. A part l’épisode avec Jason.
Alors on a ri... On a ri... Un fou rire qui a duré plusieurs minutes... Et puis quelqu’un a toussé derriére nous. Nous nous sommes retournés. Un petit homme trapu, trés brun, nous fixait malicieusement. Mickaà« l s’est levé d’un bond.
-Je te fais l’addition, Claude...
Il se faisait tard. J’ai pris congé de mon nouvel ami en lui promettant de revenir trés bientôt pour reparler de ces drôles de paroissiens emplumés qui nous avaient rendus si complices...
Dans la rue qui redescendait à mon logis, j’ai suivi quelque temps ce Claude que je ne connaissais pas encore. Il fredonnait un air mais je n’ai pas reconnu la chanson. Il m’a juste semblé entendre les mots "plume d’ange"... Décidémment, il était grand temps d’aller me coucher, je commenà§ais à délirer...
A écouter : Plume d’ange de Claude Nougaro.