La part de l’ange (suite)
Article mis en ligne le 31 juillet 2007
dernière modification le 7 novembre 2007

par jeff

Je n’ai pas revu mon ange pendant plusieurs semaines et, oserai-je l’avouer, il m’a manquéà¢â‚¬Â¦ Non seulement je ne lui en voulais plus pour le bris de ma bouteille, mais son intrusion inopinée dans ma vie jusqu’alors bien pépére avait bouleversé mes certitudes et éveillé en moi une curiosité d’ordre quasi métaphysique : en effet, puisque les anges semblaient amateurs d’alcool, que penser de leur Patron ? Et si Dieu, sur les dires d’un spécialiste, est « un fumeur de havanes », pourquoi ne prendrait-il pas plaisir aussi à goà »ter au pur malt ? Et qui sait si les anges habilités à prélever cette fameuse « part » n’étaient pas des émissaires charger de repérer, pour Lui, les meilleurs nectarsà¢â‚¬Â¦ Dans ce cas il me fallait tout mettre en place pour avoir une chance de trinquer avec l’Etre Suprême.
Vous le voyez, à§a chauffait fort dans ma cervelle et c’est dans ces interrogations fébriles que je passai le mois qui suivit notre premiére rencontre.

J’ai donc imaginé un piége. Dans l’espoir d’attirer de nouveau mon visiteur emplumé et d’engager avec lui, cette fois-ci, une conversation sérieuse, j’ai laissé en appà¢t, sur la table, bien en vue, une bouteille de « notre » whisky préféré, ce Longmorn 25 ans d’à¢ge, capiteux et subtil, merveille de suavité alliant chaleur maltée et rondeur fruitéeà¢â‚¬Â¦ Et naturellement, j’ai viré tous les rubans tue-mouche. Mais oserait-il revenir quand même ?

L’attente a été interminable. J’ai même craint le pire, avec la pandémie de grippe aviaireà¢â‚¬Â¦ Qui sait si cette saloperie n’avait pas décimé les anges, grands migrateurs devant l’Eternel ?

Et puis, un soir, alors que je m’apprêtais à me glisser sous la couette avec le dernier ouvrage de Kenneth Whiteà¢â‚¬Â¦ On a frappé.

Je me suis rué sur la porte, le cà…“ur battant comme un jeune marié. Ce n’était que Jason, le propriétaire de la distillerie d’à côté, un fameux collectionneur de rares singles hors d’à¢ge qu’il thésaurisait jalousement dans un coffre-fort inviolableà¢â‚¬Â¦ Devant la grimace que je n’ai pu réprimer, il a opposé un « désoléà¢â‚¬Â¦ je vous dérange ?.. » Non, il ne me dérangeait pas vraiment. Mais quelle folie aussi de s’imaginer que l’ « autre » pourrait frapper à mon huis, comme à§a, à la maniére du premier mortel venu !...

On a passé une bonne soirée. A causer malt. Mon voisin (il est d’origine écossaise) avait apporté un Bowmore 1982 « cask strength » (version 50cl, il est vraiment d’origine écossaiseà¢â‚¬Â¦). On lui a fait honneurà¢â‚¬Â¦ Et on a même entamé le Longmorn qui nous tendait les brasà¢â‚¬Â¦ Jason insistait pour qu’on le finisse mais je n’ai pas cédé. On s’est quitté peu avant l’aube avec la ferme intention de créer une confrérie, « Les Albert lourds » », dont je m’étais engagé à rédiger les statuts. J’avais un peu mal à la tête. Je me suis effondré tout habillé.

C’est une sensation d’asphyxie qui m’a tiré des limbes. Comme si je m’enfonà§ais dans la tourbe. Je me suis réveillé en sursaut, trempé de sueur mais frigorifié, un goà »t de terre dans la bouche. Au début je n’ai rien remarqué, l’hélicoptére était toujours là à¢â‚¬Â¦ Bon, me suis-je dit, on n’est donc pas arrivé à reprendre du terrain, il faut juste que je retrouve ma sà…“ur pour cet histoire d’appartementà¢â‚¬Â¦ J’ai voulu sortir nos girafes mais impossible de leur faire quitter la piscine, je n’avais plus d’échelle assez grandeà¢â‚¬Â¦ « Il serait temps que tu arrêtes de les manger » me disait un ange en kilt et puis je me suis réveillé tout-à -fait.

C’était mieux. Déjà plus conforme à la réalité. A part qu’il était assis sur mon lit, l’ange. Mon ange.

« Vous auriez pu m’en laisser un peu plus, Sir ! » Ce sont les seules paroles qu’il ait prononcées, avec ce petit accent reconnaissable entre tous. Mais il n’avait pas l’air en colére, plutôt dépitéà¢â‚¬Â¦ J’ai souri et j’ai voulu me redresser : tout s’est mis à tourner dans la chambre et j’ai cru que j’allais rendre l’à¢me, là , comme à§a, tout de suite. J’ai dà » me rendormir car je ne me souviens plus de rien, si ce n’est qu’on frappait violemment au carreau en criant mon nom et que à§a martelait sévérement dans ma tête. Jason venait prendre de mes nouvelles et avait l’air irrité.

« Y’a des salopards qui ont visité ma réserve cette nuit ! Non mais tu te rends compte ? »

Je ne me souvenais pas d’avoir pris une telle cuite depuis longtemps. Ni qu’on se tutoyait, à présent. J’ai tenté en vain d’articuler quelques mots, mais, devant la face lunaire que j’exhibais par la fenêtre, il s’est éclipsé. L’ange en avait fait autant.

J’allais me recoucher quand je les ai aperà§ues par la porte entrebà¢illéeà¢â‚¬Â¦ Posées sur la table, alignées comme un bagad : Lagavulin, Ardbeg, Oban, Talisker, Scapaà¢â‚¬Â¦ Toute la fine fleur du single était là . De véritables trésors issus des plus prestigieuses distilleries du monde, des flacons vénérables et rares que seul un amateur fortuné, un collectionneur, un écossaisà¢â‚¬Â¦ Merdeà¢â‚¬Â¦ Jason !

Quelqu’un avait griffonné un mot sur la nappe en papier : « On ne capture pas l’à¢me du whisky comme on le ferait de l’esprit-de-vinà¢â‚¬Â¦ Laissez-nous insaisissablesà¢â‚¬Â¦ Et merci pour les parts dont vous avez eu la générosité de nous gratifierà¢â‚¬Â¦ Nous vous les rendons, au centuple, selon Sa Volonté. » Et plus loin : « L’électronique vous savez, ce n’est pas infaillible"...

J’ai remisé les divines bouteilles dans ma cave, sans aucun scrupule. Je n’en ai jamais parlé à mon voisin. Et pour la plume qui a niqué tout son dispositif de sécurité, j’ai ma petite idée...


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